« Ne pas croire qu’on a des droits. C’est-à-dire, non pas obscurcir ou déformer la justice, mais ne pas croire qu’on puisse légitimement s’attendre à ce que les choses se passent d’une manière conforme à la justice ; et d’autant plus qu’il s’en faut de beaucoup que soi-même, on soit juste.
Superposition verticale.
Il y a une mauvaise manière de croire qu’on a des droits, et une mauvaise manière de croire qu’on en a pas. »
Simone Weil, Cahiers
Ce livre a pour objet la nécessité de donner un sens, d’exalter, de représenter par des mots et des images le rapport d’une femme à une autre femme.
Si trouver des mots pour nommer une pratique politique signifie faire de la théorie, alors ce livre est un livre théorique parce que les rapports entre femmes sont la substance de notre politique.
C’est un livre de théorie, donc, mais il est mêlé de récits. Pour nous, théoriser c’est un peu comme raconter la pratique car si le raisonnement théorique fait normalement référence à des choses qui portent déjà un nom, il s’agit ici, en partie, de choses qui n’en portaient pas.
Les faits et les idées que nous exposerons ont eu lieu entre 1966 et 1986, principalement à Milan. Ces faits portent communément le nom de féminisme. Aujourd’hui nous aimerions mettre en lumière leur véritable sens et donc également leur nom.
Ce nom est « généalogie ». Dans ces lieux, au cours de ces années, nous avons vu prendre forme une généalogie de femmes, c’est-à-dire une venue au monde de femmes légitimées par la référence à leur origine féminine.
Il y a une émotion à le dire, et c’est une aventure émouvante parce que son issue est encore incertaine. Nous ne sommes pas sûres que l’histoire reconstruite avec ce livre produira vraiment ce que nous avons cherché : nous inscrire dans une génération féminine. Peut-être qu’à l’épreuve des faits notre expérience se révélera être seulement l’une des nombreuses vicissitudes historiques du concept fragile de femme.
La linguistique nous enseigne que la racine gen – dans les mots comme genre, généalogie, génération – caractérise traditionnellement des mots liés à la naissance considérée comme un fait social, et plus précisément à la naissance légitime des individus mâles libres. Dans notre culture, comme l’a souligné Luce Irigaray, il nous manque la représentation du rapport mère-fille : une mère a toujours son fils dans les bras.
Parmi les choses qui n’avaient pas de nom il y avait, et il y a toujours, la souffrance d’être mises au monde de cette manière, sans aucune place symbolique. Un être vivant est corps et esprit, il naît et se trouve par hasard à tel endroit et à telle époque, et son esprit commence alors un travail de positionnement, une recherche de références. Le corps est situé physiquement mais l’esprit doit établir sa propre place, avec l’aide de ceux qui l’ont précédé.
Mais quelle aide reçoit-on si l’on naît femme ? La société veut que l’esprit féminin soit situé avec le corps et comme le corps. Ou bien qu’il ne soit nulle part.
Les chercheurs en anthropologie nous enseignent que la société humaine s’est constituée à travers l’échange de signes, de marchandises et de femmes. C’est une étrange manière de représenter les choses, une simplicité scientifique feinte et faite pour masquer l’horrible désordre causé par la domination d’un sexe sur l’autre, ainsi que la violente destruction des rapports entre femmes – à commencer par le rapport avec la mère. Cette destruction s’accompagne souvent de l’impossibilité pour une femme d’être maîtresse de ses productions et elle se trouve presque toujours liée à la difficulté féminine de produire des signes originaux : avec qui pourrait-elle les échanger ? Et pour signifier quoi ?
Quand on se penche sur la condition féminine, on se rend compte habituellement que le fait d’être intégrée aux généalogies masculines fait naître chez une femme une confusion entre son être-corps et son être-parole. C’est cet état connu comme hystérie féminine – féminine presque par définition1.
Mais il vous sera aussi arrivé de remarquer dans les rues de votre ville, des femmes souvent jeunes ou très jeunes, à peine adolescentes, qui marchent seules et concentrées comme si elles rejoignaient une destination précise. Elles n’en ont pourtant aucune, elles se rendent à grands pas ici et là. Elles ne vont pas au hasard, mais suivent des parcours bien à elles qu’elles refont jour après jour.
Dans la terminologie en vigueur, il s’agit de rituels de névrose obsessionnelle, rituels qui sont en l’occurrence plus propres aux femmes qu’aux hommes, même si l’on ne connaît rien ou presque de la névrose obsessionnelle féminine. Nous savons que ces femmes cherchent un espace-temps pour se situer symboliquement et que leur cheminement est comme une tentative de se procurer un corps rationnel, de dessiner une topologie pour s’orienter mentalement.
Virginia Woolf écrit que le travail intellectuel nécessite une pièce entièrement à soi. Mais dans cette pièce il peut être impossible de rester concentré et de s’appliquer au travail, parce que les textes et leurs contenus apparaissent comme des blocs étrangers, opprimants, de mots et de faits dans lesquels l’esprit, paralysé par des émotions qui ne trouvent aucune correspondance dans le langage, ne parvient pas à se frayer un chemin.
Cette « pièce à soi » prend alors un autre sens, comme configuration symbolique, comme espace-temps fait de références sexuées féminines où l’on se rend avant et après son travail, pour le préparer et le confirmer significativement.
Comme la pièce d’Emily Dickinson. Sa solitude, écrit Ellen Moers, n’était distraite que par la présence spirituelle d’auteures qu’Emily connaissait seulement, mais intimement, à travers la lecture de leurs œuvres et de tout ce qu’elle parvenait à découvrir sur leurs vies. Elle était scandaleusement ignorante de la grande littérature masculine, il semble qu’elle n’ait pas lu une ligne de Poe, de Melville ou de Irving. Par contre, elle lisait et relisait toutes les auteures anglo-américaines de son époque, Eliot, Barrett Browning, les sœurs Brontë ou encore Helen Hunt Jackson, Lydia Maria Child, Harriet Beecher Stowe, Lady Georgina Fullerton, Dinah Maria Craik, Elisabeth Stuart Phelps, Rebecca Harding Davis… Entre elle et ces femmes, comme l’a remarqué un autre spécialiste de la grande poétesse américaine, on peut sentir un lien de parenté, une sorte de familiarité née de cette fréquentation.
Emily Dickinson connaissait presque par cœur le poème Aurora Leigh de Elizabeth Barrett Browning. Elle se référait à son auteure en l’appelant « Aurore du monde » et la considérait comme une guide. Selon Moers, il y a des vers qu’Emily Dickinson a créés à partir d’émotions qu’elle avait connues à travers la lecture de Aurora Leigh, sans les avoir vécus directement. « Dans l’expression poétique Emily Dickinson fut consciemment féminine et beaucoup plus courageusement que ce que l’on admet souvent. C’est en cela que Browning a signifié le plus pour Dickinson, par sa capacité à utiliser avec une grande assurance l’expérience des femmes et les accessoires féminins (habits, aspect, soins domestiques) à des fins universelles. »2
Nous avons découvert que la recherche de références symboliques qu’offrent d’autres femmes est une recherche très ancienne et qui a parfois pris la même modalité que celle que nous lui avons donnée, celle d’un rapport de confiance, comme dans l’histoire de Naomi et Ruth racontée dans la Bible.
Le Livre de Ruth raconte qu’au temps des Juges un homme de Bethléem quitta son pays à cause de la famine et partit avec son épouse Naomi et ses deux fils pour le pays des Moabites. L’homme mourut, et ses fils se marièrent avec deux moabites, Orpa et Ruth. Au bout de dix ans, les fils moururent aussi et Naomi se retrouva veuve dans une terre étrangère avec ses belles-filles veuves elles aussi. Alors, sachant que son pays était de nouveau florissant, elle décida d’y retourner.
Naomi prit la route et, arrivée à mi-chemin, elle embrassa ses belles-filles et leur dit : « Retournez dans la maison de votre mère et que le Seigneur vous aide à trouver des maris, comme vous nous avez aidés, moi et les hommes qui m’ont été enlevés ».
Les deux jeunes femmes fondirent en larmes et lui demandèrent si elles pouvaient l’accompagner. Naomi les raisonna : « De moi vous ne pouvez avoir de mari, je suis vieille et même si j’avais d’autres fils, vous ne pourriez attendre l’âge de les épouser. » Orpa embrassa Naomi et rebroussa chemin. Ruth ne bougea pas. « Ta belle-sœur, lui dit Naomi, est retournée à son peuple et à ses dieux, fais comme elle. » Et Ruth lui répondit : « Je ne m’éloignerai pas de toi. Je resterai avec toi, où que tu ailles j’irai aussi, quand tu t’arrêteras je m’arrêterai, ton peuple sera mon peuple, ton Dieu sera mon Dieu, dans la terre qui te recevra morte, je serai enterrée aussi. »
Naomi, en la voyant si déterminée, la prit avec elle et ensemble elles arrivèrent à Bethléem où les femmes reconnurent Naomi, malgré les années passées. La moisson de l’orge était à peine commencée, précise le Livre de Ruth qui continue en racontant comment Ruth, en suivant pas à pas les instructions de Naomi, devint l’épouse d’un homme bon et riche, Boaz, et la mère de son seul héritier.
Après la naissance de l’enfant, les voisines dirent à Naomi : « Béni soit le Seigneur, tu auras quelqu’un qui te nourrira quand tu seras vieille, grâce à ta belle-fille qui t’aime et qui vaut plus pour toi que sept fils. » Naomi leva l’enfant, le posa dans son giron et les voisines la félicitèrent en disant : « Naomi a enfanté un fils. »
Nous avons donné un nom au rapport entre Ruth et Naomi, nous l’avons appelé affidamento3. En effet, il faut savoir que dans les nombreuses langues dont la culture est millénaire, il n’y avait pas de nom pour exprimer une telle relation sociale, comme pour aucune autre relation entre femmes.
Le mot affidamento est beau, il possède la même racine que des mots comme foi, fidélité, se fier, confier. Pourtant il n’a pas plu à quelques-unes car il renvoie à un rapport social que le droit italien prévoit pour désigner le lien entre adulte et enfant. La confiance [l’affidarsi] d’une femme pour sa semblable peut effectivement s’établir entre une enfant et une adulte, mais ce n’est qu’un des sens possibles. Nous l’avons vu et pensé initialement comme une forme de rapport entre femmes adultes. Que l’une des deux puisse être assimilée à une enfant en a choqué certaines.
Il faut dire que personne n’en a fait une question grave et nous ne nous y attarderons pas. Renoncer devant un mot qui en soi est beau, seulement à cause de l’usage que les autres en font, est un signe d’impuissance devant ce qui a déjà été pensé. En l’occurrence, ce qui a déjà été pensé des rapports entre enfants et adultes, et ce qui serait ou ne serait pas convenable pour une femme adulte.
Dans de nombreux domaines, il arrive souvent que la langue s’impose à nous comme le règne de l’expérience et du jugement des autres. La langue n’est pas par essence la domination d’une expérience sur les autres, ou la supériorité d’une pensée. Mais la langue fait corps avec la trame des rapports sociaux, qui sont bien peu favorables à accueillir ce qu’une femme vit et veut pour elle-même, dans sa différence avec l’homme.
À aucune d’entre nous, très probablement, n’a été enseignée la nécessité de soigner en particulier les rapports avec les autres femmes et de les considérer comme une ressource irremplaçable de force personnelle, d’originalité spirituelle, d’assurance. Il est même difficile de se faire une idée de leur nécessité parce que la culture héritée conserve certaines productions féminines, mais sans leur matrice symbolique, à tel point que ces productions se présentent à nous comme régénérées par la pensée masculine.
Jusqu’à ce qu’une expérience politique des rapports entre femmes nous amène à mieux regarder les faits du passé. Nous avons alors découvert avec émerveillement que, depuis les temps les plus anciens, des femmes ont travaillé à établir des rapports sociaux qui leur soient favorables, à elles et à leurs semblables. Et que la grandeur féminine s’est souvent nourrie (peut-être toujours ?) de pensées et d’énergies qui circulaient entre femmes.
Dans les années où Jane Austen devenait une écrivaine anglophone réputée, elle se nourrissait quotidiennement – comme le montrent ses lettres – de la littérature féminine de son époque. Elle lisait Harriet Burney, Jane West, Anna Maria Porter, Anne Grant, Ann Radcliffe, Laetitia Matilda, Hawkins, Elisabeth Hamilton, Helen Maria Williams…
La disparité entre Jane Austen et ces auteures est si grande qu’elle ne laisse pas de doute sur la manière dont elles ont pu l’aider. Elles étaient, comme elle, des femmes qui écrivaient et publiaient. Pour Jane Austen, elles représentaient une voie possible et une confrontation bénéfique dans sa quête pour nommer la réalité telle qu’elle se présentait à elle, femme. Elle ne cherchait pas un modèle chez les quelques écrivains qu’elle connaissait, comme son bien-aimé Samuel Johnson ou le célèbre Walter Scott. Elle préférait les écrivaines parce qu’il existait avec elles une harmonie plus élémentaire sur les niveaux de réalité où le grand artiste, femme ou homme, travaille et excelle. Il en résulta sept romans parfaits qui ont fait de Jane Austen une maîtresse de la prose anglaise et du roman moderne.
Et pourtant dans notre société actuelle, une femme peut atteindre les degrés d’instruction les plus élevés ou les tâches les plus exigeantes, dans presque tous les secteurs, sans rien savoir de la manière dont une Jane Austen est devenue si grande dans son domaine. Sans savoir quelle vigueur mentale une femme peut recevoir de la fréquentation de ses semblables.
Dans la société de l’émancipation, on a repoussé les limites posées aux désirs féminins sans faire croître la force nécessaire à leurs réalisations. Même au sein de la société de l’émancipation on agit contre la matrice de la force féminine, en effaçant les faits du passé tout comme les raisons du présent.
C’est ce à quoi fait allusion l’antique mythe de Perséphone, ou Proserpine, qui fut enlevée à sa mère Déméter et emmenée aux enfers par Hadès. S’agissant des temps modernes, nous pouvons raconter l’histoire de Madame du Deffand et de Mademoiselle de l’Espinasse.
Madame du Deffand eut pendant longtemps le salon le plus célèbre de Paris. Au dix-huitième siècle le salon est le lieu du pouvoir et du plaisir des femmes plus qu’on ne peut l’imaginer aujourd’hui, car à cette époque, même la politique des hommes est fondée sur les rapports personnels et les salons sont le lieu stratégique des intrigues politiques. Mais cela ne va pas durer. Les partis et les autres formes d’organisations de la politique sont en effet en train de voir le jour. En France, à Paris, le « parti philosophique » est en train de naître, celui des hommes des Lumières. Madame du Deffand s’y oppose. Elle partage une bonne partie de leurs idées, elle est amie avec beaucoup de Philosophes, en particulier avec Voltaire, mais elle s’oppose à leur parti qui échappe à son rayon d’action comme à sa façon d’entendre la politique.
Benedetta Craveri, auteure de l’étude historique approfondie Madame du Deffand e il suo mondo4 [Madame du Deffand et son monde], nous raconte les manœuvres complexes et subtiles que Madame du Deffand déploya pour faire venir à Paris, comme dame de compagnie, une fille illégitime de son frère qui l’avait fascinée par son intelligence et sa sensibilité : Mademoiselle de l’Espinasse. Elle raconte ensuite leur relation qui dura dix ans et fut rompue lorsque la jeune femme, contre la volonté de sa protectrice, rencontra D’Alembert pour son propre compte, ainsi que d’autres Philosophes du même parti.
Madame du Deffand était la continuatrice d’une tradition de savoir et de prestige féminins qui s’était formée historiquement à partir d’autres grandes dames comme Madame de la Fayette et Madame de Sévigné. La rébellion de Mademoiselle de l’Espinasse interrompt cette tradition, qu’elle ne comprenait pas, plus qu’elle ne la refusait. Avec elle commence la longue série, non encore refermée, de ces femmes intelligentes et passionnées qui luttent pour une cause ou un idéal presque toujours justes, mais sans rapport avec les intérêts de leur sexe – les saintes Teresa fondatrices de rien, comme les appelle George Eliot.
Entre la vieille dame et sa jeune amie il n’y eut pas d’intrusion violente comme entre Déméter et Perséphone. Leur lien se défit parce que la jeune femme préféra à l’autorité d’une pensée féminine celle de la pensée qui dominait sur la scène de l’histoire. C’est naturel. Mais cela eut pour conséquence qu’elle ne comprit pas ce qui arrivait sur la scène historique parce que, privé des raisons dictées par son appartenance au sexe féminin, son être femme cessait de rayonner pour redevenir la part d’ombre d’une histoire illuminée exclusivement par des projets d’hommes.
Ainsi, nous voyons que la descendance féminine peut être menacée par les femmes elles-mêmes. Cette éventualité a été illustrée dans un roman d’Henry James, The Bostonians5 [Les Bostoniennes].
On y raconte la vie d’Olive Chancellor, féministe de Boston, femme pleine d’argent, d’idées et de volonté, qui rencontre la jeune Verene, dont elle pressent le charisme ; elle l’éduque aux idées nouvelles et fait d’elle une grande oratrice. Jusqu’à ce qu’un cousin d’Olive, Basil Random, gentilhomme du Sud, parvienne à convaincre Verene d’abandonner Olive pour l’épouser.
Les circonstances dans lesquelles Verene prend sa décision finale sont théâtrales jusqu’à l’invraisemblable. La situation décrite reflète, pour autant, une réalité sociale typique de la Nouvelle-Angleterre : ces amitiés féminines qui présentaient certaines caractéristiques du mariage, au point d’être appelées « mariages de Boston ».
Il s’agissait de relations stables entre deux femmes économiquement autonomes, vivant parfois ensemble, et qui étaient souvent actives dans les luttes sociales. James était bien informé sur cette nouvelle forme de rapport social par sa sœur Alice qui, dans la dernière décennie de sa courte vie, fut liée à une femme, Katherine Loring, justement sous la forme d’un « mariage de Boston ».
La manière dont la relation entre Olive et Verene se termine est le fruit de l’imagination de James. Les relations dont on a eu des échos historiques furent généralement solides. L’auteur a néanmoins raison au sujet de la fragilité structurelle de ce type de rapport social, insidieusement menacé non pas par le charme d’un seul homme mais par la sexualité masculine toute entière. C’est-à-dire par une sexualité fondée sur l’homosexualité sociale de la relation père-fils, célébrée dans toutes les formes dominantes du savoir et du pouvoir.
Une ou deux générations plus tard, dans le même pays qui avait vu l’amitié féminine se transformer en un rapport social solide et cohérent, on trouve les amies du roman The Group [Le groupe] de Mary McCarthy6, femmes aussi instruites que perdues, sans projets pour elles-mêmes et sans trace de la vigueur que possédaient leurs aïeules. Comment oublier le personnage de la diplômée de Vassar qui, bien qu’étant quasiment dépourvue de glandes mammaires, s’obstine à allaiter péniblement son nouveau-né pour faire plaisir à un mari défenseur scientifique de l’allaitement naturel ?
On dirait qu’il suffit que s’écoule une génération pour que soit perdue la matrice de la force féminine. Mais elle vient à se reconstituer plus tard, dans d’autres circonstances, sous d’autres modalités. En raison du besoin inévitable, peut-être, de trouver une médiation fidèle entre soi-même et le monde : une autre femme qui serve de miroir et de comparaison, d’interprète, d’avocate et de juge dans les négociations entre soi et le monde.
Les circonstances et les modalités sont presque toujours celles de l’amitié personnelle, car il n’y a pas d’autres formes sociales dans lesquelles une femme puisse placer le besoin de vérification de soi à travers sa semblable.
Peut-être est-ce pour cela que les femmes soignent tant leurs amitiés et sont plus expertes dans l’art de leur donner forme, comme l’écrit Vita Sackville-West dans une lettre à Virginia Woolf, son amie depuis trois ans.
Vita, la « belle aristocrate », auteure de livres dont la valeur est moins assurée que leur succès commercial, a trente ans quand elle rencontre pour la première fois Virginia Woolf. Celle-ci en a quarante, c’est une écrivaine réputée qui possède avec son mari Léonard une petite maison d’édition raffinée, la Hogarth Press. Avant de la connaître, Vita voyait déjà en Virginia son « génie protecteur ». Quand elles se rencontrent, Virginia lui propose un pacte mutuellement avantageux, à savoir être publiée par la Hogarth Press.
En écrivant pour Virginia, Vita doit confronter sa prose facile et superficielle aux exigences poussées de Virginia. Cette dernière devient – et restera – la seule personne au monde capable de lui dire avec une franchise brutale ce qui ne va pas dans son écriture, et au contraire ce qui va.
Vita accepte avec reconnaissance. Toutes deux admettent la supériorité de Virginia. Il ne s’agit pourtant pas d’un rapport de maître à élève où l’une chercherait à modeler l’autre. Au contraire, Virginia exalte la diversité de Vita, elle la trouve riche et généreuse dans sa façon d’écrire, elle envie parfois ouvertement sa facilité d’écriture.
Virginia et Vita se soutiennent publiquement pendant des années. Vita recense et fait l’éloge des livres de Woolf dans des articles et des émissions de radio. Bien qu’elles soient chacune très occupées, quand l’une doit s’exposer en public pour des conférences ou des cérémonies, l’autre est présente pour la soutenir et la féliciter.
Cela, jusqu’à ce que s’abattent la guerre et la mort qui emportent Virginia, la plus fragile des deux. À Vita est dédié Orlando, le seul roman que Virginia écrivit avec joie et presque avec facilité.
C’est ainsi que nous voyons la matrice symbolique qui était lacérée se reconstituer et se remettre à nourrir l’esprit féminin. Dès lors, la différence sexuelle recommence à se signifier, différence qui ne consiste pas dans tel ou tel contenu mais dans un ensemble de références et de rapports dans lesquels s’inscrit l’existence.
Avoir des interlocutrices magistrales est plus important que d’avoir des droits reconnus. Une interlocutrice estimée est nécessaire si l’on veut articuler sa vie dans un projet de liberté et donner ainsi raison à son être femme. L’esprit féminin dépourvu de place symbolique a peur. Il se trouve exposé à des faits imprévisibles, et tout arrive directement à son corps depuis l’extérieur. Et ce ne sont ni les lois ni les droits qui donnent à une femme la sécurité qui lui manque. Une femme ne peut acquérir l’inviolabilité que grâce à une existence conçue à partir de soi et garantie par une socialité féminine.
Après avoir observé et pesé tout cela, nous sommes arrivées à la conclusion que le rapport de confiance [l’affidarsi] d’une femme en sa semblable est un contenu de lutte politique. C’est ainsi que vint la décision d’écrire ce livre qui raconte notre histoire politique.
Une chose a compté plus que les autres, c’est de constater que le rapport de confiance existe spontanément entre femmes mais presque sans que nous ayons conscience de sa puissance. Par exemple, les femmes qui intègrent des organisations masculines s’appuient souvent sur cette confiance [affidamento] pour se sentir en sécurité et pour se faire leur propre idée de la réalité environnante, un peu à la manière de Vita et Virginia dans leur carrière littéraire.
Se fier à sa semblable est souvent, sinon toujours, indispensable à une femme pour atteindre un but social. Il s’agit donc pour elle d’une forme politique primaire et il faut que cela se sache et s’affirme ; y compris, si nécessaire, contre les formes jugées primaires par les hommes dans leurs organisations.
La politique des revendications, pour justes et sensibles qu’elles soient, est une politique subordonnée en même temps qu’une politique de la subordination, dans la mesure où elle s’appuie sur ce qui apparaît comme juste d’après une réalité conçue et maintenue par d’autres, dont elle adopte logiquement les formes politiques.
Une politique de libération, comme nous avons appelé le féminisme, doit donner un fondement à la liberté féminine. Le rapport social de confiance entre femmes est à la fois un contenu et un instrument de cette lutte plus essentielle.
Naturellement, lorsque la confiance n’est plus un rapport personnel secondaire ou silencieux par rapport aux relations sociales, mais devient elle-même une relation sociale, les modalités et les conséquences de sa pratique en sont aussi affectées.
Les formes masculines de la politique, comme bien d’autres choses, ne sont pas simplement différentes de formes plus propres à l’expérience féminine. Elles sont souvent à la fois différentes et ennemies parce qu’elles prétendent à l’universalité et, pour cela, s’opposent à la signification de la différence sexuelle.
C’est un conflit déséquilibré ; le pouvoir, la tradition, les moyens matériels et symboliques penchent d’un seul côté, qu’il est inutile de désigner. Mais dans le camp des femmes reste le fait, indestructible, qu’une femme ne peut pas ignorer la différence humaine d’être née femme.
Le problème est de conjuguer cette connaissance de la dualité sexuée avec de grandes ambitions humaines. Certaines femmes l’ont fait. Mais elles ne sont pas nombreuses ; il arrive plus souvent qu’une femme consciente de sa différence l’interprète comme une nécessité de renoncer ou de se subordonner, tandis que celle qui refuse de renoncer ou de se subordonner est amenée à renier son appartenance au genre humain féminin.
Chaque fois que les grandes ambitions d’une femme se sont conjuguées avec la connaissance de la différence sexuelle, nous découvrons qu’elle s’est référée à l’une de ses semblables.
Parmi les histoires qui nous viennent à l’esprit nous raconterons la plus étrange par certains aspects, mais aussi la plus simple et pour ainsi dire la plus explicite, une histoire de signes sur le mur qui a pour héroïne la poétesse H. D. (Hilda Doolittle, 1886-1961). Elle la raconte dans son petit livre dédié à Freud : Tribute to Freud [Hommage à Freud] (traduit en italien I segni sul muro [Les signes sur le mur]7). Nous la raconterons avec ses mots.
« Je parlerai maintenant des signes sur le mur, étant donné que pour le Professeur c’était le “symptôme” le plus dangereux ou plutôt le seul symptôme dangereux. »8 Le Professeur est Freud, fréquenté par H. D. en 1930 dans le cadre de son analyse.
« La série d’images d’ombre, ou plutôt de lumière, que je vis projetée sur le mur d’une chambre d’hôtel dans l’île ionienne de Corfou, vers la fin du mois d’avril 1920, appartient pour sa qualité et son intensité, sa clarté et son authenticité, à la même catégorie psychique que le rêve de la fille du pharaon, la princesse qui descend l’escalier. »
H. D. est arrivée à Corfou avec une jeune connaissance. Elle explique plus tôt dans le récit comment l’année précédente, en 1919, elle avait failli perdre la santé et la vie. « La charge matérielle et spirituelle de me tirer de cette terrible situation – dit-elle dans son récit – échut à une jeune femme que je connaissais seulement depuis peu. Son pseudonyme est Bryher. »
Bryher leur organisa un voyage en Grèce, « elle allait m’emmener dans ma terre de prédilection spirituelle, dans la géographie de mes rêves ».
« Peut-être que le voyage en Grèce que je fis ce printemps-là aurait pu être interprété comme une fuite de la réalité. Et peut-être les expériences que j’eus dans cette chambre auraient pu être interprétées comme une autre fuite : une fuite de la fuite, un autre envol. De toute façon, sur le mur, il y avait des ailes. »
Selon l’interprétation du Professeur, la vision des signes sur le mur signifiait le désir de H. D. de rester unie à sa mère.
« Je dois dire que je n’avais jamais eu d’expérience similaire et que je n’en ai plus jamais eue. Je vis une tache indistincte prendre forme sur le mur. »
C’était une figure humaine floue « mais l’image était faite d’une faible lumière sur de l’ombre, et non d’une ombre sur de la lumière ».
La vision se précise ensuite et se transforme sous les yeux attentifs et immobiles de H. D. « Mais à ce moment je fais une pause, ou ma main fait une pause – comme si surgissait un problème sur le sens ou la direction à donner à ces symboles. […] Je me demande s’il faut, ou s’il n’est pas un peu dangereux, de continuer cette expérience, cette expérimentation. Puisque ma tête m’avertit déjà – bien que les images prennent corps en quelques minutes – que c’est une dimension inhabituelle, une manière inhabituelle de penser, et qu’il est possible que mon cerveau et mon esprit ne soient pas à la hauteur de la situation. »
Alors qu’elle est en train de reconstruire cet événement lointain, le jugement prononcé par Freud en 1930 lui revient à l’esprit et elle pense : peut-être que le Professeur avait raison, peut-être que c’était vraiment un « symptôme dangereux ». Elle l’a toujours considéré comme une « inspiration », l’inspiration poétique à l’état pur, une vision de « l’écriture qui s’écrit elle-même ».
Le récit reprend. « Mais il n’est pas facile de maintenir cet état d’âme, ce “symptôme” ou cette inspiration. Et me voilà assise dans cette pièce avec Bryher, l’amie qui m’a amenée en Grèce. Je peux maintenant lui adresser la parole, même si je ne me déplace pas d’un centimètre, et je ne cesse de maintenir les yeux rivés sur cette boule de cristal qu’est le mur devant moi. ‒ Des images apparaissent sur le mur ‒ dis-je à Bryher ‒ j’ai d’abord pensé qu’il s’agissait d’ombres, mais ce ne sont pas des ombres, ce sont des images de lumière. Elles représentent des objets plutôt simples, mais naturellement c’est un phénomène très étrange. Je peux détourner le regard quand je le veux, c’est seulement une question de concentration. Qu’en penses-tu ? Dois-je m’arrêter ou continuer ? ‒ Bryher répondit sans hésiter : ‒ Continue. »
La vision est pourtant perturbée, le trouble prend la forme d’une masse bourdonnante de points noirs et mobiles.
« …C’étaient des gens et ils m’irritaient – mais je ne détestais pas les gens et ne nourrissais de ressentiment pour personne. J’avais connu des gens exceptionnellement doués et délicieux. Ils me prêtaient beaucoup d’attention ou ne m’estimaient guère, mais le fait d’avoir reçu des attentions ou du mépris n’avait aucune importance face aux problèmes plus graves : face à la vie, face à la mort. (J’avais accouché de ma fille et j’étais encore vivante.) Pourtant, bizarrement, je savais que cette expérience, ces signes apparus sur le mur devant moi, ne pouvait pas être partagée avec eux – je ne pouvais la partager avec personne, hormis cette fille qui se tenait si courageusement à mes côtés. Et celle-ci m’avait dit sans hésiter : continue. C’était elle qui avait vraiment le détachement et l’intégrité de la Pythie de Delphes. Mais c’était à moi – si affaiblie et si loin de mes parents américains et de mes amis anglais – de voir les images et de lire les signes ou, si l’on veut, c’était à moi qu’était accordée la vision intérieure. Ou peut-être, dans un sens, étions-nous en train de “voir” ces images ensemble parce que sans elle, je dois l’admettre, je n’aurais pu continuer. »
Le récit de la vision continue jusqu’au moment où, écrit H. D., « j’éteignis “l’interrupteur”, je coupai le “courant” avant qu’apparaisse l’image finale, avant (pourrait-on dire) que l’explosion ait lieu. Mais bien que j’ai dû m’avouer que j’en avais assez, peut-être même un peu trop, Bryher qui était restée à attendre à mes côtés poursuivit la lecture là où je m’étais arrêtée. Après, elle me dira n’avoir rien vu sur le mur jusqu’à ce que je me prenne la tête dans les mains. Elle était restée proche de moi, patiente, perplexe, et certainement très préoccupée et anxieuse pour moi, pour mon état d’esprit. Mais quand je me relaxai, quand je me laissai aller, mentalement et physiquement épuisée, Bryher vit ce que je n’avais pas vu : la dernière section de la série ou le symbole conclusif ».
« Bryher me dit avoir vu un cercle similaire au disque solaire, avec dedans une figure qui selon elle était celle d’un homme en train de tendre la main pour tirer à lui, dans le soleil, une figure de femme (ma Niké9). »
Niké, ou Victoire, est la dernière figure apparue sur le mur et l’auteure la décrit longuement : « C’est un ange avec des traits communs, du genre qu’on peut voir sur les cartes postales de Noël ou de Pâques. » Elle est faite de lumière comme les trois figures, ou « cartes », précédentes « mais à la différence de ces dernières ce n’est pas une image statique ou plate : elle se meut dans l’espace, un espace non circonscrit, et n’est pas écrasée contre la paroi, même si elle monte vers le haut comme si elle glissait sur la surface du mur. C’est une image mouvante et heureusement d’un mouvement rapide. Ce n’est pas qu’il soit vraiment rapide mais il a un mouvement sûr qui accorde au moins un peu de repos à l’esprit, comme si l’image se fût échappée des barreaux de cette échelle [apparue juste avant Niké] et qu’elle se fût arrêtée de grimper, non plus emprisonnée par cette cage mais libre et ailée ».
« Le Professeur interpréta les signes sur le mur comme un désir de rester unie à ma mère. » Sans le contredire, H. D. donne une, et même deux interprétations différentes. « Nous pouvons les lire ou les interpréter comme le désir réprimé d’émettre “des signes et des prophéties” interdits, de briser les règles, le désir réprimé d’être une prophétesse. […] Ou bien ces signes sur le mur sont simplement une extension de l’esprit de l’artiste, une écriture figurée ou un poème illustré, extraits du contenu d’un rêve réel ou de celui fait les yeux ouverts et projetés de l’intérieur. »
Il s’agit dans tous les cas d’une expérience fondamentale, expérience d’une matière vivante antique qui se transforme en écriture. Elle lui donna le sens de sa vocation poétique liée à la certitude que tout cela était possible grâce à la force d’une femme qui se trouvait à côté d’elle, et qui au moment de la décision lui dit : « Continue. »